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Le Canard inquiet
9 mai 2021

Terrasse

Spleen idéal contre réalité de l'euphorie, tout se dissout dans un grand verre de Triple Karmeliet que je m'envoie sans rage à la recherche désespérée de l'ivresse. Les émotions se noient dans un même bain, je ne sais plus si je suis heureux ou triste. Et même riche ou pauvre. Je bois. Avec pour seule modération de prendre mon temps et de partir une fois la fermeture du bar annoncée. Ce n'est pas assez évidemment. Pourtant c'est trop. Ambivalence implacable, rudesse de la solitude dans la foule, la lumière ne fait que rendre visible les ténèbres. Et je joue avec, hirsute, en chasse, aux aguets du moindre début de connivence. Mon corps s'emballe mais il ne tremble pas encore. Elles sont partout, autour de moi, reines ou pas, complices ou médisantes, occupées par leur clique de mâles au genre flouté dans une indétermination moderne.

Le vent ne caresse pas, il fouette par bourrasques et renverse parfois un verre vide, qui explose alors sur les pavés irréguliers du bistrot en provoquant la surprise. Blam ! Puis les rires reprennent, il n'y a rien de mieux à faire. Le murmure est bruyant. On ne décèle aucun propos sous la bâche, juste des éclats de vie et le bourdonnement rassurant d'un rassemblement électif qui pose ses frontières à quelques dizaines de centimètres de chaque table. Je suis en société et j'écoute sans passion les restes de musique qui s'échappent de l'intérieur bondé.

Quand mon second verre arrive, je dis des merci, des gardez la monnaie, et je souris à la fille avec la naïveté de croire que cela opérera quelque magie. La séduction est une entreprise qui me dépasse et, benoîtement, j'essaye encore et toujours de la mener à bien. A mi-chemin, je prends deux fois le vent. Elle ne me nargue pas, elle s'esclaffe avec une pointe de cynisme que non non elle a n'a pas le temps et que ça l'amuse un peu de me voir tenter le coup. Raté. Mais je ne prends pas la mouche, j'essaye de décortiquer en tout petits bouts la scène qui se produit sous mes yeux blasés pour comprendre. Bien sûr, je suis un peu échauffé. C'est la bière, rien d'autre... Non ? Qu'en sais-je ? Il faut rester digne dans la défaite, malgré que le réchauffement par l'alcool l'empêche.

C'est vrai qu'elle est belle ma foi. Et je ne suis pas à la hauteur. En apparence mais pas uniquement. Mon être est peut-être pire encore... Qu'en sais-je ? A force de tout ignorer je vais devenir philosophe. N'est-ce pas là la sagesse socratique que de n'y rien comprendre et de s'en rendre compte à temps. Bien sûr, ce soir je ne suis pas venu chercher la vérité malgré que j'en ai rencontrée une au moins. Une sorte d'explosion des intelligibles dans le ciel de mon esprit crédule. Autrefois, je pensais que c'était une maladie mortelle de l'âme que de s'échouer sur les rivages de l'incapacité. Désormais mes échecs forment une belle collection de souvenirs, de ceux qu'on peut raconter à des amis en mélangeant les alcools et les variétés de cannabis. Et qu'on étaye largement – et lourdement – sous l'effet grisant des méthamphétamines.

Si le mieux est de ne pas s'en faire il est navrant de constater que je m'en fais tout un film. Je ne suis pas ridicule, juste un peu pataud. Il s'en trouvera une pour apprécier. C'est ce que je m'imagine parfois en rêvant de quelqu'un qui trouverait gré de jouer à Twilight Struggle et d'écouter Electric Moon avec moi. Non pas tant pour me faire plaisir que par réel intérêt. Ce qui est très con. Je rêve que cela se termine sur un concert surprise de space rock à Copenhague avec du hasch et de la bière exotique.

Or ce soir, je m'envoie de la Triple Karmeliet affalé sur ma chaise en bois en faisant le constat que quelque chose cloche. Mes doigts n'effleurent que des artefacts, ma voix n'est que formalités et j'entends les perturbations normales d'un début de soirée sur une place fréquentée. Pourtant, la vie s'écoule sans éroder une placide bonne humeur qui n'est pas que façade. Je suis bien et j'attends d'être surpris, comme pour mieux goûter ma bière déjà un peu tiède. La musique ne me remue pas, elle tapisse le background sans m'assourdir et je me rends à l'évidence que si je suis original ce n'est guère que comme tout le monde. J'ai simplement ma part, sans philosophie, sans projet sinon ceux qui vont rapidement capoter.

D'un œil curieux je fais le panoramique de la situation et je vois les possibles de ce monde qui va bien moins mal qu'on ne peut être tenté de le croire. Les choses sont en ordre, elles vaquent à leurs désirs, chuchotés dans quelque journal intime pour timidement les faire advenir à la vie. C'est une naissance, un concerto timide qui lie harmonieusement volonté et réalité par l'exercice d'une louable hypocrisie et le déballage des pires blagues carambar.

La serveuse, au visage doux et aux cheveux épais et sans fin, passe et repasse. Ici, on court pour amener les verres et les débarrasser. Pour la voir encore une fois de près j'envisage de commander tant et plus. Il n'est pas tard et le magma grouillant des badauds de sortie est loin de trouver son achèvement. Le tact le mieux placé serait de s'en réjouir. Seulement, je suis un peu perdu. Même si pas encore tout à fait ivre. Pousser jusqu'à l'aube serait stupide et, l'étant radieusement, j'envisage de le faire. Juste pour la retrouver, enfin déchargée de sa tâche, libre de m'envoyer paître et de ruiner cette placidité citée plus haut dans une micro-dépression qui durera le temps d'une nuit à rêver d'autre chose dans l'intimité de mon sommeil silencieux. Elle en fera peut-être une blague, sur un souvenir proprement offert à l'appétit de quelques happy-few, qui s'en régaleront jusqu'à saucer les détails d'une mythologie assez contemporaine pour être reçue sans obstacle majeur. La psychologie de comptoir, bazardée au tout-venant moderne, est le centre nerveux de la bonne tenue des administrés qui envisagent de réussir. Selon qu'on s'entend sur le terme « réussir », qui peut tout aussi bien se limiter à se faire « intégrer ». A priori le monde n'est pas fou, les routines vont dans le sens du toujours plus, ce qui est parfaitement adéquat avec l'utilitarisme général. Il faut beaucoup discuter pour engendrer une opinion intéressante mais la misère de la raison suffit à s'en forger une tout court.

Toujours accolé à mon bout de table, je vois des visages. Parfois je sens un regard, furtif, à peine curieux de moi (encore moi...) et sans doute loin d'opérer autre chose qu'un survol sans conséquence de la plèbe, pour s'en faire une idée arithmétique mais approximative. Je ne suis pas à ma place mais j'apprécie l'intrusion. J'espionne distraitement. L'heure tourne et il me prend de vouloir partir en chasse. Mais je ne suis pas à ma place sur cette terrasse ; je dénote. Mon objectif est clair mais il n'a rien d'impératif. Au fond, je me mets à penser que c'est mon corps qui réclame sa pitance, comme s'il était en manque, en manque d'un contact, d'une présence sécurisante et surtout aimante. Est-ce que je sais aimer ? D'une façon bien particulière c'est possible. Or, s'il existe une impasse entre moi et le reste de mes pairs c'est sur le thème de l'hygiène. Rebut, je suis crade et seules les amitiés passent. Que faire ? Je commande un autre verre.

L'alcool commence à irriguer mon système, ma vue se double un peu et je dois me concentrer pour la ramener à son état habituel. La bouche entrouverte, la respiration plus forte, les membres souffrant d'un début de débilité, j'envisage de passer mon tour, de laisser mon verre plein ici et d'aller régler mon forfait de jeunesse tardive. Seulement, une force d'inertie me cloue à la chaise, [j'en ai trop pris, trop pris]. Il va quand même falloir penser à rentrer, me faire accueillir dans les bras d'un Morphée conciliant qui me punira tout de même peut-être d'un réveil en sursaut au climax d'un cauchemar dérangeant. J'oublierai mon désarroi pour un plus grand, mais éclair, prompt à disparaître dans la minute. En attendant, mon verre est là et j'y suis encore. Mon désir de romance, désuet et à la difficulté de réalisation sous-évaluée, s'est jeté par-dessus bord, léger et déjà bien immergé dans les effluves d'orge fermenté. Je jette à nouveau un œil à la serveuse, par pur plaisir scopique, mais mes projets se sont noyés. Tout ça pour ça... Plus de 20 euros claqués et la promesse d'un sommeil lourd.

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